Exposition, organisée par Pierre-Maxime Jedryka dans un ancien garage, de trois sculpteurs : Debesh Goswami, Naoyuki Kanahyoet et Peter Briggs.
Allongé sur la table d’opération, je ressentais malgré l’anesthésie locale le chirurgien en train d’enlever un petit mélanome qui était apparu sur le haut de mon dos quelque temps avant. En levant la tête je pouvais tout juste voir en face de moi un crucifix. Le Christ et la croix avaient été ripolinés en même temps que le mur sur lequel ils étaient accrochés. Quelque temps plus tard, alors que la plaie restait encore sensible, je passais à Paris au Musée Rodin, ayant envie de voir les petites études pour ‘Balzac’, exposées à l’époque à l’étage, rangées parallèles au mur, laissant le long des socles juste assez de place pour se faufiler et regarder derrière des modelages.
Les tirages en bronze laissaient voir comment Rodin avait tiré la terre d’avant en arrière, l’excédent réuni en deux vagues, grossièrement ramassé à l’aveugle en une couture maladroite. Je me suis glissé dans ce petit couloir d’espace derrière les socles, mon dos frôlant le mur à l’endroit de la cicatrice alors que mon regard se posait sur l’arrière des sculptures.
Cet événement m’a longtemps fait réfléchir à la nature de la coïncidence entre le tactile et le visuel dans le domaine de la perception. Le pressentiment de sa nature commençait à prendre forme dans mon esprit comme une construction mentale à l’endroit d’intersection entre les différents stimuli hétérogènes, fait de la superposition de la vision binoculaire et du toucher, mais identifié par le corps comme une chose homogène (ce que Merleau-Ponty appelle l’objet inter-sensoriel).
C’était en 1984 ou 1985. Depuis j’ai travaillé sur des formes différentes et avec des degrés de certitude variable, des dispositions et modèles qui reprennent toujours cette relation d’ancrage tactile et de voyage visuel à travers des types d’espace variés- le couloir d’espace qui sépare les formes modelées sur socle et les spectateurs, l’espace virtuel dans les stéréoscopies, ou l’espace infra-mince entre les feuilles des collages, et plus récemment dans des travaux que je n’ai pas montrés, l’espace ‘aquarium’ des boîtes en verre, autant de mises à distance, de barrières entre l’œil et la main.
Deux de ces espaces rentrent en jeu dans les travaux que je présente à Joué; les dessins montés sur les vitrines du showroom sont écartés de leur fond blanc par l’épaisseur du verre qui leur sert de support; se découpant en contre-jour, ils seront visibles frontalement mais aussi comme reflets dans les vitres des bureaux dans lesquels la deuxième partie des travaux seront installés, enfermées sous clef. Visibles seulement de l’extérieur de ceux-ci, un ensemble de pièces modelées sera disposé sur des tables mises en parallèle avec les vitres, le chauffage sera activé à l’intérieur.
L’épaisseur du dessin découpé et monté sur les vitrines sera repris en écho par l’espace à l’intérieur du support (du verre), leur nature emblématique jouant avec la planéité de la surface. L’épaisseur d’espace chauffé derrière les vitres des bureaux fait également écho aux corps des spectateurs (et pourrait réduire les risques de buée), les sculptures se donnent à voir dans un dispositif qui impose un recul et un regard orienté. L’interdit qu’impose la fermeture de la pièce invite (comme dans un dispositif du type peep-show) à un ‘regard tactile’- comme ma mère me disait quand j’étais jeune devant des assiettes de gâteaux – “on touche avec les yeux”.
Ainsi deux types d’expression de la relation à l’espace seront installés dos à dos dans une relation dialectique axée autour des spectateurs présents dans la salle d’exposition, le dispositif dans sa totalité prenant appui sur l’ensemble d’éléments qui le constituent dans un enchaînement de métonymies mis en abîme.
Peter Briggs, Vibrac/Tours août 1999