Some Thoughts on Non-Representational Modelling (Pensées à propos du modelage non figuratif)
“Tout processus est en soi une forme” (Robert Morris) 1
“..que tout ce que l’on peut faire c’est : produire une surface fermée d’une certaine manière, nullement due au hasard, une surface qui, comme celle des objets naturels, est entourée par l’atmosphère, éclairée et atteinte par des ombres, cette surface et rien de plus.”
“Il n’y a que une seule surface, infiniment agitée et transformée.” (R.M.Rilke) 2
Comment situer le modelage dans un contexte post-conceptuel, où l’action, la performance englobent par définition le faire? Un modelage peut-il être considéré comme une œuvre abstraite en ce cas? Le modelage dans son expression le plus simple consiste en un feuilletage de récits, en dehors même de tout souci de représentation. Un feuilletage de récits dans lequel l’effacement de la mémoire, la perte de chaque surface en constitue automatiquement une autre, une succession d’empreintes. C’est une mise à jour permanente, une fusion de l’indice et de son référent. Une surface simultanée pour le regard constitue malgré tout une surface historiée, anachronique car elle est faite d’une succession de faits et de gestes. Cette archéologie est ramenée au présent, à l’instant, réactualisée par le processus de la fonderie, réinvestissement du vide laissé par disparition de ces formes antérieures dans le feu, par le remplissage des moules par le métal en fusion. Un métal déstructuré, amorphe, porteur en sa liquidité, empreint d’un perpétuel présent de multiples potentialités. La fonderie, en ce qu’elle porte de définitif, donne un présent minéral, une réponse à une accumulation de temps passés.
La structure du modelage en témoigne, en tant que forme issue d’un processus, venant d’elle-même par une fuite constante en avant, où la superposition, le déplacement, le glissement, la translation de passages entiers forment des récits croisés.
Le modelage se définit en une lecture de la structure par les surfaces (surface en tant qu’opacité) en un va-et-vient entre celles-ci et la forme : une dialectique entre la surface optique simultanée et la surface feuilletée historiée.
Il faut remonter à l’origine des matières premières. D’une part la cire, matière façonnable à souhait mais sensible, surtout à la température. Bien traitée, elle se montre fidèle, sincère : une armature qui se reconstitue, une armure qui se mue et même se retourne. Elle demeure néanmoins un matériau indifférencié qui doit sa forme,- il ne faut jamais l’oublier,- à l’empreinte, témoin du processus. Pour peu qu’on chauffe de trop la cire, ou qu’on la brasse avec négligence, elle perd sa mémoire.
Moins enclins à l’amnésie, les branchages distribuent l’espace, indiquent une verticalité ou une inclinaison d’emprunt doublées de la mémoire toujours présente de la lumière – phototropisme oblige. Ce principe structurant offre des arborescences en tout genre, des bifurcations, des trifurcations même, en plus dans le sens de l’épaisseur une lecture possible de la dendrochronologie. Autant d’anneaux concentriques dont le diamètre s’accroît au fil des années.
La cire lie, colle, nappe, recouvre, prolonge, et en s’allongeant, en s’étirant, accompagne la forme du bois qui échafaude la structure dans une relation informelle de symbiose. Tour à tour, chaque partenaire mène la danse, structurant et structuré, suivant le degré de chaleur. Néanmoins chaque matière garde ses distances comme les vices et les vertus dans une psychomachie médiévale. Pas de mélange de genres, pas de miroitement, pas de mimétisme- à ce que la nature peut proposer de majoritairement convexe, le modelage répond par une accumulation de surfaces concaves.
La relation homomorphe entre le modelage hétérogène en bois et en cire et le bronze homogène relève d’un dédoublement du vide. “La fonte, par ailleurs, loin d’être réductrice de la matière, procède de matière en matière, et se porte assez bien sans une idée préconçue de la forme.” 3 Le matériau on pourrait dire, montre toujours son bon côté.
Dans les couches plus ou moins profondes de l’épiderme sont implantées des terminaisons nerveuses qui nous signalent successivement le toucher-posé, le toucher-bougé, et le toucher-douleur. Dans un modelage, une miette irrégulière de cire posée sur une crête ou sur une surface lisse se traduit dans la pièce fondue par un point qui attrape la lumière : le punctum cher à Barthes ? mais aussi une pointe métallique qui peut blesser la main.
La lecture de la forme se fait de nouveau par un dédoublement. A l’endroit de la rencontre des messages venant de nos organes de perception du toucher et du voir, se constitue alors la chose qui nous est propre, qui nous habite (“l’objet inter-sensoriel” de Merleau-Ponty), issue des vérifications de points homothétiques que le tactile et le visuel nous permettent de faire coïncider.
La main qui explore une surface modelée se met à la place, marche dans les pas du modeleur, et s’installe dans un rapport anthropométrique intime. Elle est ainsi guidée par un Doppelgänger plus ou moins ressemblant selon la dimension des mains en question. Le partage de ce corps commun est bien illustré par une petite expérience, simple à réaliser : deux personnes positionnent leur index gauche de façon à faire coïncider leurs empreintes digitales. Une des deux personnes frôle de son pouce et son index droits le V renversé ainsi formé. Un sentiment inconfortable d’outre-corps se mêle de notre intimité, une confusion au sens propre entre l’autre et soi-même. Ce trouble relève d’une perturbation de notre sentiment d’entité, un pli dans le schéma corporel qui nous habite en permanence et qui nous sert de référencé pour nous mesurer à l’univers extérieur.
C’est une extension de ce sentiment au monde que provoque le modelage. Penser le faire nous amène à une rencontre avec nous-même qui est aussi, par sa nature, un partage avec l’autre (donner à voir/donner à toucher). C’est dans l’intelligence de ce geste de modelage, dans une cartographie mentale proche d’un système mnémotechnique qu’on conserve la mémoire de nos sensations une fois éloigné de l’objet réel. Une mémoire qui n’a d’emprise ni sur le vide ni sur le lisse.
“La carte est comme une structure arborescente non-hiérarchique où le local et le central, l’art de la mémoire et les tracés d’actions coexistent” 4
En écrivant en français ce texte, je me suis servi de la vérification orthographique que mon logiciel me propose. Le titre, anglais, a provoqué comme un trouble : à chaque mot se trouvaient proposés des équivalents en français selon les hasards des homonymes approchants. C’est ainsi que pour “modelling” – modelage – j’ai trouvé en tête de liste “madeleine”.
Il me semble que cette coïncidence proustienne résume avec bien plus d’élégance que mon texte le sens générale de cette réflexion, et je vous laisse découvrir dans les sculptures exposées le traces concrètes de cette pensée.
1 Morris R., Some Notes on the Phenomenology of Making : The Search for the Motivated” Artforum VIII no.8, April 1970 p. 62-66.
2 Rilke R.M., “Auguste Rodin” , juin/juillet 1907
3 Didi-Huberman G., “Critical Reflections” Artforum janvier 1995 p. 64-104.
4 Buci-Glucksman C., “L’Oeil Cartographique” , Paris, Galilée
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