De seconde main
L’exposition présentée dans le musée se scinde en deux parties, deux types de l’occupation des salles. En premier lieu dans l’enfilade des trois salons (voir ci dessus) au premier étage, l’artiste a créé une série de porcelaines spécifiquement destinées à prendre place sur le mobilier d’époque qui agrémente ces trois salles du musée. Il s’est laissé bercé par les courbes et contre-courbes rococo de ces décors qu’il a transcrit, traduit à travers une relecture contemporaine par le biais du modelage direct.
Profitant de la recherche et des expériences qu’il a pu mener à la Manufacture de Sèvres à la fin des années 90, ces porcelaines s’inscrivent dans la grande tradition française de Falconet, Pajou ou Boizot, tradition figurative qu’il interroge : en effet dans ses travaux il s’agirait plutôt d’une forme d’abstraction inhabituelle pour la porcelaine. Si la facture est biomorphique, s’appuyant dans une certaine mesure sur les formes naturelles, c’est dans le désordre qu’elles sont assemblées. Les sources sont diverses, tantôt botaniques tantôt zoologiques, des références à la croissance végétale, à des parties du corps humain ou animal, le tout soumis à une fusion en une forme cohérente. Forme qui doit sa complétude à la dextérité de l’artiste et la mémoire tactile de celui qui, par son expérience généralisée de la morphologie, nous propose des assimilations de passages spécifiques puisés dans la nature, rendus par des formes hybrides cohérentes.
Il y a une bien sûr une référence directe à l’art auriculaire, particulièrement développé à l’époque rococo dans les Arts décoratifs, on l’aperçoit principalement dans les cadres dorés et l’orfèvrerie de cette époque. Mais ici il s’agit de mettre ce vocabulaire au service de la sculpture pure, ces porcelaines n’ont ni vocation à être des récipients ni d’avoir un usage pratique.
Elles sont posées sur les guéridons et les cheminées d’époque des salons et respectent l’échelle du mobilier et les suaves formes de ceci, apportant un complément tactile et intime dans la tradition française de porcelaine qui nous a légué : par exemple la jatte-téton ou bol-sein de Marie Antoinette.
Alors que le mobilier épouse le corps, ces modelages invitent les spectateurs à les explorer avec leurs mains, il y a un saut d’échelle depuis celle, publique et partagée des meubles vers celle individualisée du contact manuel, de l’intime. L’émail translucide qui nappe ces formes renforce ces impressions et ‘lubrifie’ le regard, regard haptique du coup où le toucher prime.
Au second étage du musée on découvre trois autres ensembles, pour deux d’entre eux, des céramiques encore, des assemblages, puis des œuvres sur papier, des collages montrés en alternance tout le long des 37 m du chemin de ronde. Il s’agit de mettre en parallèle deux techniques qui remontent au XIXe siècle, toutes deux inventées par Rodin. On a pu admirer dans une exposition récente ses collages qui préfigurent ceux, plus connus, du cubisme naissant. Dans ces mêmes années à la fin du XIXe siècle et avant la première guerre mondiale il a également fabriqué toute une série d’assemblage de plâtres fait à partir de ses travaux antérieurs sectionnés et remontés. Peter Briggs fait de même, mais avec des matériaux de son époque et surtout sans l’obligation de la figuration. Les matériaux qu’il emploie que ce soient le papier ou la terre ne représente rien d’autre qu’eux mêmes, choisis par leur propre nécessité.
La fabrication des deux séries de céramiques montrées ici part des mêmes principes, des parties pré configurées, préfabriquées soit par sciage de récipients ready-made tels des cafetières, ou bien des éléments extrudés ou encore modelés par l’artiste. Ils sont assemblés à l’aide de pâtes diverses qu’il a mises au point et qui permettent, lors d’une deuxième cuisson, de réunir les pièces détachées en un tout. Assez souvent les premiers résultats ne lui satisferaient pas, et il procède à de nouvelles déconstructions et reconstructions suivies d’émaillages et augmentations avec des mélanges de terres, de cendres, de corindon et autres poudres minérales, les unes matte, les autres lustrés ou brillants mais toujours dans une gamme assez restreinte de noirs, gris et blancs.
Les constructions font parfois référence aux grottes maniéristes italiennes et ceci de deux manières différentes. Ces grottes sont assemblées à partir de sources géologiques, de statuaire, de fragments de l’antique, pavements et mosaïques, le tout intégré dans une architecture qui les unifient. C’est ainsi que toutes une série de chronologies sont réunies et actualisées : pour ces assemblages en céramique le sculpteur emploie des cafetières et autres porcelaines anciennes avec des substances minérales et des cendres de bois. C’est la cuisson de ces divers éléments qui, tout comme le mécanisme d’intégration dans une architectures, en ce qui concerne les grottes, les faire renaître par le passage dans le four sous une forme unique et contemporaine. Walter Benjamin qualifiait ce type d’opérations par le mot constellation, la lumière qui arrive depuis des points très éloignés est émise à des moments évidemment très différents, mais elle arrive dans notre ciel simultanément.
Les collages sont montrés sur le même support que les céramiques, en alternance, eux aussi sont fabriqués à partir de chutes d’une précédente série (de collages également). Des formes découpées dans du papier noir autocollant prennent place sur des pages arrachées à un manuel technique destiné aux apprentis tailleurs. Ce livre explique comment, à partir de patrons standardisés pour tel ou tel vêtement, ayant toisé le client, on arrive à adapter ces formes généralisées à des spécificités corporelles individuelles.
Dans les céramiques il y a des coulures et des tassements induits par les cuissons, aléas qui au-delà du geste l’artiste, enrichissent le vocabulaire formel, des recouvrements qui masquent et qui cachent les formes du départ.
En ce qui concerne les collages la troisième dimension ne joue pas, simplement la frontalité qui joue – il s’agit de passages devant on de derrière, des cachoteries qui se combinent dans un jeu presque théâtral. Il s’agit de reconfigurer des parties périphériques d’autres collages dans ces travaux, les agençant de manière à les faire tourner autour des dessins schématiques qui figurent sur les pages de ce livre : deux graphismes complémentaires s’affrontent, le jeu de pleins et de vides suggère une forme de circulation. Quelquefois il pourrait s’agir deux celle d’un jardin anglo-chinois, d’autres semblent figurer des souterrains.
On va retrouver des échos de temps en temps, dans l’échelle du détail, entre la granulométrie des céramiques et les bords d’apparence déchirée des papiers, de même certaines découpes semblent imiter telle ou telle courbe ou profil dans les céramiques qui les avoisinent. C’est ainsi que deux techniques s’accompagnent, allant la main dans la main. Alors que l’assemblage assure la structure et la tenue les céramiques, les collages s’affranchissent de cette nécessité, les courbes que décrivent les collages reste obstinément les mêmes quel que soit le point de vue du spectateur, alors que les céramiques en passant devant offrent le spectacle des courbes qui se modifient avec le déplacement.
Cette gravure de Thomas Holloway, « Silhouette of A Woman Holding a Bust » de 1789 en dit beaucoup sur cette relation entre la deuxième et la troisième dimension.
Il y a la main de l’artiste partout présent dans l’ensemble de ces travaux, mais il y a aussi une seconde main, celle de l’artisan fabricant à Limoges des cafetières ou le typographe à Paris mettant en page et produisant des schémas techniques pour les planches de ce manuel technique. L’artiste s’en inspire en s’appropriant ces ready-made et profite de la dextérité ainsi acquise. Puis il y a peut-être aussi dans la mémoire les formes rococo, une sensibilité à la plasticité qui se trouve incarné dans le matériau-même de la porcelaine : sa consistance, sa maniabilité viennent guider le geste, comme si la main des artistes d’autrefois y avait laissé leur empreinte.
La courbe ventrue ou piriforme des récipients en porcelaine et leurs élégants anses et versoirs, mais aussi la ligne et la chute des vêtements représentés sous forme de proto-patrons sont autant de modèles que l’artiste oppose à ses lignes dessinées et formes modelées, moulées ou modulées. Il tente en vain de prendre la main et c’est dans cette la continuité de confrontation entre la première et la deuxième main qui se construit tout l’enjeu sériel de ces collages et ses assemblages. Dans cette exposition la conservatrice et l’artiste ont fait un choix, prélevant d’une manière non exhaustive un nombre limité de productions qui s’échelonne en ce qui concerne les collages sur une période d’une vingtaine d’années ; quant aux céramiques il s’agit de productions plus récentes. Les choix de présentations ont été faits de façon à pouvoir confronter ces deux séries d’une manière anachronique, la longue galerie du chemin de ronde s’y prête admirablement à un déroulé de forme sérielle. Aux spectateurs d’en faire individuellement leurs propres récits dans le temps et dans l’espace.
Voir aussi Texte « De la matière conjonctive, de la seconde main et de l’abstraction par addition : Rilke était-il gaucher ? »
https://www.dropbox.com/s/1tzhsi532tgfftk/pdf%20evreux1.pdf?dl=0