Texte publié dans la catalogue de l’exposition Matmut de Christian Bonnefoi « De lieu, il n’y en a pas », 2015
http://www.christian-bonnefoi.com/fondation-matmut-rouen/
Le dos 0, une construction adossée à l’invisible.
Il s’agit de considérer les reliefs, les dos de Matisse de nouveau. Reliefs qui auraient tant marqué Christian Bonnefoi. Tous sont à la fois matriciels, sériels, sortis des moulages d’une étape précédente, mais aussi uniques, modifiés par un travail d’augmentation avec du plâtre liquide, enduit à la spatule et de diminution du plâtre sec entaillé au ciseau.
Tous, à l’exception du premier, le mystérieux 0, une terre modelée, moulée en plein Paris avant un déménagement vers la banlieue, détruite au passage par le démoulage du creux perdu, dont la copie tirée en plâtre a servi de point de départ pour la production du 1.
Que subsiste-t-il du 0 ? Son envers qui, invisible, collé contre un mur n’est perçu que par les silencieux frottis des pattes d’araignées. Cette surface restée intouchée par le travail de fabrication du dos 1 subsiste : la mémoire, en écho, le dédoublement d’une surface disparue.
Christian, tant versé dans le processus de renversements et d’éternels retours pouvait-il en ignorer son existence ? La surface négative du 0, à peine voilée par une épaisseur de quelques centimètres de plâtre nous hante, nous nargue, et nous pose toutes les questions à propos de l’autre coté de l’en dessous (the other side of the underneath)[1], de ce qui est présent mais invisible, comme l’autre côté de la lune.
En moulage on parle de la couche d’impression, appliquée au pinceau, couche presque picturale car trop fine pour tenir sans son support – couche qui comporte tous les contours de ce qu’elle cache sans pouvoir en être le témoin définitif.
Christian Bonnefoi a pris cette couche et en a fait,
à l’aide de la souplesse de la peinture et la résistance de la tarlatane un
processus picturale, un fin relief, relievo
c’est mieux, quelque chose qui est relevé- une sculpture infra mince qui
passe d’une existence horizontale lisible, liquidité oblige, vers une
présentation dressée et frontale,
opération de retrouvailles entre le relief du sculpteur et la toile du peintre.
On commence à mieux comprendre les dos de Matisse
désormais de ce fait, l’évolution de la pensée du beurre et l’argent du beurre,
le moulage des plâtres successifs qui permet à la fois d’avancer et de garder
en mémoire une matrice, un début de quelque chose.
J’avais remarqué en 1978 que les têtes des Jeannette III-IV-V de 1910-16
conservaient la même base, je dirais aussi que le cou du 1 a fait aussi toutes
les étapes malgré les décapitations et lourds dédoublements des premiers
soclages. Des opérations qui s’inscrivent dans l’histoire de la sculpture dans
son versant matériologique.
De même pour quelques petits moulages/assemblages de Rodin, avec des bases en
plâtre sciées, opération qui montre avec cette belle intelligence d’un côté
l’impression fidèle de la trace du maître modeleur, de l’autre la couche
onctueuse de nappage de la main anonyme du mouleur. Deux gestes qui font face
et qui dialectisent l’épaisseur-même.
Là où les peintres parlent de collage, les sculpteurs parlent
d’assemblage – tout comme des vignerons – d’une logique d’ensemble. Christian
Bonnefoi a toujours su en tirer profit, hanté comme il est par les processus
propres à la sculpture, il en déploie dans une stratégie picturale qui fait
jouer ses relevées ensemble et, avec cette belle logique abductive qui est la
sienne, fait tableau.
Il y a une qualité qui me rappelle les grotesques chez Christian, cette étrange
peinture d’accompagnement qui commente de façon fragmentaire une peinture à
sujet en s’attachant à elle à travers une diversité de passages allégoriques.
Chez lui le sujet est d’évidence la peinture, et en reprenant à son compte la
tautologie « La peinture n’est autre que le sujet de l’histoire de la peinture
» il allégorise l’opération de la mise en morceaux, le disjecta membra faisant de cette histoire de sous-ensembles une
géographie. Les fragments viennent chez lui former une cartographie faite
d’isthmes, archipels et îles, là où la terre fait surface.
L’art de la composition par assemblage fait naître cette peinture méditative,
réflexive, qui est la sienne, marquée par une finesse toute particulière, l’acutezza recondita qui se traduit chez
les peintres d’excellence par une attention toute particulière aux détails dans
leurs diversité mais aussi, et en même temps dans leur unité métonymique.
Revenant au dos du dos 0, comment parler d’une phénoménologie de
l’envers, de ce qui fait face au mur ? La peinture de Bonnefoi nous en montre
le chemin.
1 The other side of the underneath (Jane Arden,1972)
Pascal Kern
article écrit pour une exposition en Angleterre à la galerie HackelBury Fine Art.
Pascal Kern
Le travail de Pascal Kern est généralement évoqué à travers ce qui constitue la partie la plus connue de son œuvre : des photographies d’objets invariablement représentés grandeur nature.
Ce court article s’intéresse à la période qui a précédé ce pan de la création de l’artiste, aux diverses expositions où ses objets ont été montrés, à la logique qui a guidé leur choix et aux conditions d’organisation de ces expositions. J’espère ainsi montrer en quoi ces aspects étaient importants et comment ils ont façonné le travail photographique de Pascal Kern ainsi que les créations qui sont venues ensuite.
Bien que Pascal se soit défini comme sculpteur, la plupart des auteurs qui ont écrit sur son travail abordent son œuvre comme celle d’un photographe et voient dans son attachement à la sculpture une construction tautologique commune à sa génération d’artistes-photographes.
Dans un article sur Kern daté de 2008, Loïc Malle déclare : « certains de ces objets trouvés avaient été colorés au pastel et disposés d’une manière théâtrale, modifiant ainsi le statut du photographe, le faisant hésiter entre sculpture et peinture. » Après une visite d’atelier, « Je suis parti convaincu que Pascal n’était pas simplement un photographe, mais un artiste qui avait inventé une nouvelle manière de travailler avec ce médium », concluant à propos d’une exposition à la galerie Zabriskie en 1985 : « la photographie mise en scène était née, et le recours à des tirages grand format devint un code repris par tous les artistes montants en quête de succès ».
J’espère montrer que l’utilisation que Kern faisait de la photographie s’était imposée comme partie intégrante de son travail de sculpteur, et que la logique globale qui l’a porté vers ces médiums et ces techniques, comme l’impression sur bois, les textes imprimés, les cartes postales, les photos encadrées et les installations, reflète son engagement dans une construction complexe et complémentaire, celle d’un sculpteur (post-)moderne.
Dans mes souvenirs, « Usine à Bastos », l’installation exposée en 1980 au centre Pompidou, n’était visible qu’à travers les interstices verticaux ménagés entre les planches qui cernaient l’installation (voir ci-dessous). Malheureusement, le centre n’a conservé aucun témoignage photographique de l’œuvre. La photo issue des archives personnelles de Pascal semble être l’unique témoignage de l’exposition ayant survécu.
Cette pièce montrait une collection d’éléments glanés pendant plusieurs années dans des différentes usines à l’abandon, la plupart du temps des parties mobiles de machines, combinées à tout l’attirail qui traîne après la fermeture de tels établissements, comme du mobilier de bureau. Tous ces objets renvoyaient au “faire”, au “fabriquer”, mais nulle part n’apparaissait ce qui était ou avait été produit.
Il ne s’agissait pas de simuler un lieu, l’hétérogénéité de l’installation montrant avec évidence qu’il n’y avait aucun produit réel au cœur du dispositif. Les outils et la machinerie étaient réduits à un état de non-productivité, à des indications renvoyant à une situation antérieure. C’était une archive non spécifique, un registre indiscriminé de la production industrielle, et si quelque chose était bien élaboré, c’était une sorte de fiction impalpable et indéterminée.
Les critères de sélection des objets n’étaient pas nets, et peu d’indices étaient offerts ; il n’y avait pas d’impression réelle de géographie, aucune unité de temps et d’espace. Le récit était incertain, mais on avait une impression d’étalage, de cohérence de la disposition de ces objets dans un espace discursif. Ce qui donnait de la cohésion à cet espace, c’était une distanciation constante, un jeu équilibré entre participations active et passive.
« La possession et l’avoir sont alliés au tactile et s’opposent, d’une certaine manière, à l’optique. Les collectionneurs sont des êtres aux instincts tactiles… »[1] (The Arcades project, Walter BENJAMIN)
Pascal était un sculpteur aux multiples facettes, et pour comprendre son travail, il faut saisir en quoi son instinct tactile a offert une possible relecture de ce qu’il avait sélectionné et choisi de montrer, invitant le spectateur à contempler une série variable d’objets dans un éventail de situations.
Dans l’article cité précédemment, Loïc Malle, longtemps directeur de la galerie Zabriskie où Pascal Kern et moi avons exposé, décrit sa première rencontre avec l’artiste : « Pascal déplaçait doucement ces pièces immenses et pesantes pour me les montrer sous leur meilleur jour ». Pour Kern, manipuler physiquement sa collection, et toute l’organisation logistique de son stock d’objets, étaient inhérents à son univers créatif, avec pour espace un vaste entrepôt central quai de la Seine et un minibus Volkswagen pour planète en révolution.
Pascal regroupait les pièces qu’il obtenait en ensembles cohérents, agissant comme un intermédiaire actif, un guide. Sa manipulation et son organisation de ce qui était montré avaient une double portée : le choix d’un sens collectif particulier, mais aussi une sémiologie spatiale autour du maniement.
Il se réservait jalousement le droit d’organiser son univers, de gérer sa collection.
Ses assemblages flottants et associations d’objets étaient là pour être vus, mais tenus métaphoriquement à distance, par exemple l’œuvre présentée au centre Pompidou, au moyen d’une barrière physique entre le spectateur et la pièce à observer, à l’échelle du mobilier – ou dans sa logique – par opposition à l’immobilier, le mobile et l’immobile,les meubles et l’architecture.
Déménagement, removal, deux langues, deux manières de dire la même chose. Pascal Kern, je crois, aurait préféré removal. Mais il aurait privilégié le français entrepôt et réserve à l’anglais storage. Sa façon de travailler consistait à conserver à sa disposition une collection d’éléments potentiels, un entrepôt, un lieu où installer des objets entre leurs utilisations, entre deux moments, dans un état de flux. Mais aussi une réserve, un lieu de potentialité ; la partie d’un dispositif total qui lui permettait de sélectionner et de composer ses assemblages à partir d’une collection permanente personnelle.
Le local de la quai de la Seine* était justement un entrepôt, partiellement investi par les artistes qui y vivaient et y travaillaient à la fin des années 1970. Pascal en avait gardé la vocation originelle et l’avait intégrée à son travail, en maintenant et en revisitant l’esthétique de l’entrepôt. Si l’on décortique le mot, pôt, pour « post », désigne un lieu, où l’on dépose quelque chose entre. Il évoque ainsi la séparation spatiale, la part du contexte, la suspension du temps. La distance et la dialectique spatiale et objectivale particulière entre les différents éléments mis en jeu créent une relation particulière entre le spectateur et l’œuvre. C’est cet exercice triangulaire de distanciation qui a amené Kern à la photographie, les planches de l’installation de Pompidou devenant les lamelles de l’obturateur.
Quand les dynamiques de la collection font circuler les objets, une nouvelle valeur que Benjamin désigne « valeur d’exposition » (Ausstellungswert) apporte un complément dialectique à la valeur d’usage originale, mais ne la remplace pas. « De l’émancipation des différentes pratiques artistiques à partir du rituel », écritBenjamin, « émergent des possibilités pour l’exposition de leurs produits. »[2]
Pour le Kern collectionneur, le passage de l’originalité à l’authenticité, s’agissant d’objets récupérés, a permis d’imposer un ordre qui est aussi « une sorte de désordre productif » (Konvolut H, 5,1), et lui permet d’introduire la fiction et le personnage qu’il s’est créé.
L’appétit de Pascal pour les objets et la manière dont il s’employait à les obtenir, en explorant des sites prometteurs et en organisant le déménagement d’éléments clés, font de lui une figure à la Arsène Lupin ; un gentleman-cambrioleur dont l’attention particulière et délicate conférait un caractère spécial aux objets récupérés. Il sauvait ces objets du rebut, contrairement au reste, et accordait une qualité d’attention singulière à la poursuite de leur existence.
Ils devenaient emblématiques et étaient montrés de manière frontale, à l’instar d’offrandes votives dans une chapelle, à la différence notable que les objets n’étaient pas centrés autour d’un point focal, mais disposés de façon à souligner la linéarité de l’intérêt.
Comme dans les travaux d’autres artistes qui utilisent la photographie, on décèle dans l’œuvre de Kern un sous-texte qui en alimente les différents aspects, parfois ludiques. Pour lui, la sculpture est le mot clé, non pas en termes d’addition ou de soustraction, mais dans le sillage d’une tradition consistant à voir, identifier et assister des objets existants (ready-made) ; « un travail de participation, de prolongement et d’interférence savante plutôt qu’une démonstration forcée et habile »[3].
Le mot tirage dénote à la fois l’œuvre en bronze coulée d’une série et les épreuves photographiques ou impressions d’une édition. La sculpture, la photographie et l’impression se superposent, tout comme le moulage inversé, l’impression au bloc de bois et la photographie en négatif, explique l’artiste dans un entretien avec Pascal Amel, qui lui demandait pourquoi il jouait constamment sur la réversibilité, « Sans doute parce que toutes les déclarations sur le vrai ne peuvent être que paradoxales ».
Pour Pascal, la sculpture était un mode de réflexion, un processus conceptuel qui pouvait tout aussi bien donner lieu à une forme, pour rendre compte de son élaboration. Dans un catalogue du Centre d’arts plastiques de Royan, Régis Durand évoque une « boîte à noyau », une des pièces souvent photographiées par Kern dans ses dernières années. Ce moule sert à façonner la pièce du moulage en sable qui correspond à la partie centrale vide de la pièce coulée (qui produit le coin de chasteté en termes Duchampiens). Les parties droite et gauche de la boîte encadrent la photographie centrale qui représente le positif utilisé pour faire les parois internes du moulage en sable. Malgré les apparences, aucun objet fini ne figure dans cette partie du travail de Pascal. La présence concevable est signifiée par l’absence, au-delà de l’indice, jusqu’à la matrice.
Pour l’œil non exercé, les apparences s’opposent à la réalité, la véritable histoire n’est complètement lisible que par ceux qui en ont connaissance. La sculpture fait partie d’un langage caché fait de positifs et de négatifs, de jeux de lumière qui mettent la forme en relief, élucidée, mais pas totalement expliquée par la photographie.
Les encadrements en métal ou en bois de Pascal sont non seulement composés d’un matériau voisin de celui des objets représentés sur les photos, mais ils sont aussi fabriqués selon le même procédé : moulage en bronze, feuilles de métal pliées, bois chevillé. Autant d’aspects qui pointent vers une histoire intérieure, non sur l’apparence mais sur la fabrication.
Qu’y a-t-il de commun entre les objets que Pascal Kern a choisi de nous montrer ? Leur absence d’avenir, leur passé commun, leur inutilité au moment présent, leur soustraction à un processus de production… Ils ont beaucoup à voir avec les étranges occupants de la partie inférieure du « Grand Verre », ces célibataires dont l’activité est coupée de la partie supérieure de l’œuvre, productive et féminine.
Comme chez Duchamp, le matériau, qui semble suggéré par les figures et les mécanismes processuels, est invisible, implicite mais absent.
La poussière, comme chez Duchamp – en particulier la poussière de fer, la rouille –, est célébrée comme une excellente source d’homogénéité.
Les installations de Kern doivent beaucoup à l’esthétique de la nature morte, prolongée vers le paysage. Dès ses débuts, il se montrait très attentif à la composition de la disposition des objets qu’il organisait. Toutes les installations dont je me souviens étaient placées directement au sol, une manière de reprendre le plan de référence de la nature morte, sur une table ou une étagère, dans un plan de perspective situé au niveau du regard, les pieds sur terre, au même niveau que la « Femme égorgée » de Giacometti (1932), première sculpture moderne directement posée au sol. Deux types de momento mori sont ici en jeu, celui du crâne peint dans les vanités, qui plonge son regard au niveau du spectateur, et un équivalent moderne, où tout est nivelé au plan du sol.
Comme le rappelle Stephen Kite dans une étude récente, selon Adrian Stokes, le paysage est comme une « histoire de nous-mêmes », « l’environnement affirme ‘l’altérité des choses’ et ‘le sens des processus qui font écho aux processus intérieurs ou les amplifient’. »[4]
Les modalités de travail de Pascal étaient en cela voisines du paysagisme, d’une certaine manière, puisqu’il introduisait et associait des éléments hétérogènes dans un tout homogène, en travaillant sur la circulation d’espaces intermédiaires, de vides et de masses, vers une composition finale perçue depuis un point de vue spécifiquement organisé. En manipulant une série d’objets culturels récupérés, il expliquait en outre un processus intérieur, dans une reconceptualisation permanente d’une attitude emblématique et mémorielle vis-à-vis de la frontalité.
L’étude de Kite décrit par ailleurs la relation de Stokes avec Ezra Pound qui, dans l’entre-deux-guerres, s’orientait progressivement vers le fascisme tout en s’intéressant aux machines et à la mécanique. Son intérêt pour les aspects anthropomorphiques de la machine et sa coalescence en machine de guerre humanoïde s’oppose diamétralement à celui de Pascal Kern et nous aide à comprendre où ce dernier plaçait son intérêt.
Une Nature morte disposée à même le sol, observée de dessus, comme « La Melencolia » d’Albrecht Dürer. Au niveau de l’œil se trouve la base du sablier, aux trois quarts de la hauteur de la gravure. Nous baissons le regard vers les objets abandonnés au sol, orphelins. Des clous usagés, que l’on retrouve dans les installations de Kern. Les gravures de Dürer présentent presque toutes deux centres d’intérêt, les trois quarts supérieurs anthropologiques qui donnent chair au sujet, et le quart inférieur qui sont pour la partie supérieure ce que le Golgotha est au Christ en croix, un paysage moralisé, des pierres qui ressemblent à des crânes et des crânes qui ressemblent à des pierres, cailloux qui pourraient être miches de pains. Je suis convaincu que Pascal a longuement observé ces premiers plans, parsemés de quelques éléments mais si éloquents.
À mi-distance, un creuset triangulaire chauffe sur un fourneau. Au premier plan, ce qui ressemble à une sphère est plutôt un plat incurvé dénué de face arrière, dont l’ombre dénonce la fiction d’une sphère pleine, exercice d’équilibre et de frontalité.
Melencolia est inactive parce que le travail n’a plus de sens pour elle ; son énergie est paralysée non par le sommeil, mais par la pensée. Les outils conventionnels et les symboles sont arrangés, ou plutôt réarrangés, de façon à susciter un sentiment d’inconfort et de stagnation[5].
Cette impression mélancolique de fermeture, la disposition emblématique d’objets et d’outils abandonnés, la fascination pour le transitoire, tout cela ressort des installations de Pascal. Et à la manière des photographies instantanées, le temps s’arrête et les grains du sablier sont éternellement suspendus dans leur chute.
Nature et culture. Cultiver un légume, s’en occuper, le cueillir, interrompre sa croissance, le mouler quand il est frais, montrer son intérieur et son extérieur, montrer les matrices et les modèles, toutes ces opérations diachroniques renvoient à des manières de suspendre, de marquer, de geler le temps, de fixer un moment. Comme la photographie instantanée.
Melencolia est une gravure sur bois?, et Pascal Kern a aussi réalisé des impressions à partir des surfaces planes en bois des matrices de fonderie qu’il photographiait. La surface plane en bois correspond au plan symétrique qui marque la division entre les deux moitiés complémentaires du moule, là où les deux parties s’assemblent et se touchent. Les tirages rendent le grain du bois à la surface, ses cernes, et évoquent là encore le temps arrêté tout en rendant compte simultanément de différents moments, celui de l’arbre, celui de la confection du moule à partir du bois séché, et la rencontre, médiée par l’encre noire, entre le bloc de bois et la papier ensuite signé et daté. Ils renvoient aussi à la technique de la fonderie, aux moitiés complémentaires, aux images en miroir, à la symétrie, des caractéristiques communes avec l’impression.
Les encadrements de ces tirages étaient faits de bois joint non raboté, souvent présentés par paire, les deux moitiés de la matrice de fonderie exposées à gauche et à droite, l’impression inversant la polarité gauche-droite d’origine. Des séries de tirages photographiques analogues montrent en diptyque les éléments gauche et droite d’un moule de fonderie, ou en triptyque les moules gauche et droit d’un noyau entourant le bloc central, matrice de la forme extérieure. La matrice de l’intérieur encadre la matrice de l’extérieur séparée par une épaisseur imperceptible, de l’ordre de l’inframince…
Nous passons du tirage des imprimeurs et xylograveurs au tirage photographique et au tirage en bronze : preuves sculptées et photographiques se combinent dans l’œuvre photographique de Kern. La matérialité des encadrements en bronze coulé, au fini grossier, capte la lumière et invite le spectateur à toucher leur surface, le nécessaire contact inhérent à la technique de la fonte est manifestement présent et tangible.
À l’intérieur du cadre figurent des tirages Ektachrome au grain d’une finesse imperceptible réalisés avec une chambre photographique à plaques. L’appareil est placé à distance du sujet, et la lumière réfléchie par les objets est capturée chimiquement sur le film. Seule la lumière touche le film puis le papier photosensible, dans une délicate série d’opérations opticochimiques. Il ne faut pas toucher les photographies et les négatifs au risque d’en souiller la pureté optique par des empreintes digitales.
La taille du négatif dépend de la distance entre la chambre et le sujet, et la taille du tirage dépend de la distance entre l’agrandisseur et le papier.
Le travail de Pascal est régulièrement traversé par l’idée de recul, de distanciation par rapport à ce qui est montré. D’abord les distances entre les objets, la tension suscitée par leur diversité, qui traduisent les choix de l’artiste et ses techniques de manipulation. Ensuite l’espace entre l’appareil et l’œuvre, avec le recours à une chambre dont l’image inversée permet à l’artiste de capturer la composition de façon abstraite depuis son point de vue, pour percevoir l’espace qui le sépare de son sujet. Quand la plaque développée est placée dans l’agrandisseur, l’espace entre le dispositif et le papier photographique manifeste l’échelle, la distance à laquelle la recomposition des objets capturés apparaîtront ensuite à leur échelle.
Toutes ces opérations visibles et invisibles font partie d’une construction anthropométrique permanente commune au travail du photographe et du sculpteur, qui rythme l’espace entre le regard de l’observateur et l’œuvre, l’original et la reproduction.
Le dispositif d’encadrement est tactile, l’image encadrée est optique, et les deux participent à un dialogue permanent entre droite et gauche, positif et négatif, toucher et vue, temps et mémoire, distance et proximité, possession et perte. Ces préoccupations ressortissent à la sculpture dans le sens le plus large. Pascal insistait sur le fait que son travail était celui d’un sculpteur, et il avait tout à fait raison.
Peter Briggs, novembre 2008 – octobre 2010
NDT : Les citations
en français sont librement traduites de l’anglais cité par Peter Briggs.
[1] The Arcades project, Walter BENJAMIN
[2] Museums of the Mind, German Modernity and the Dynamics of Collecting , Peter M. McIsaac, in « The Museum Function, Inventoried Consciousness, and German-Speaking Literature »
* Un des deux entrepôts symétriques de l’autre côté du canal Saint-Martin en partie investi, à la fin des années 1970, par des artistes qui y ont ménagé des ateliers et y ont vécu. Le bâtiment a été partiellement consumé par un incendie survenu dans des circonstances mystérieuses avant d’être reconstruit.
[3] Thorstein Veblen : The Instinct Of Workmanship And The State Of The Industrial Arts. (New York, N.Y. : Macmillan, mars 1914)
[4] Stephen Kite : Adrian Stokes, an architectonic eye. Legenda, 2009 p. 9-10
[5] Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer.
traduction Clément Demeure, avec mes remerciements